Pourquoi j’improvise

J’ai toujours aimé faire rire.

Depuis que je suis tout petit, faire rire a été un moyen, pour moi qui souffre d’un handicap à l’œil qui a longtemps eu un grand impact sur ma confiance en moi, de me faire aimer des autres. J’y ai trouvé un moyen d’interagir avec les autres, un moyen de dépasser ma perception dégradée de moi-même, d’améliorer ma confiance en moi à travers l’acceptation des autres qui appréciaient mon humour et surtout une formidable source de joie dans le fait de procurer du plaisir à autrui. Par mon éducation, par gout ou par nécessité, j’ai développé mon humour ainsi qu’une certaine attirance pour la représentation.

Naturellement, adolescent, je me suis inscrit aux ateliers de théâtre de mon lycée. Arrivé en école de commerce, en 2004, après une longue pause, j’ai voulu reprendre cette activité. Et c’est là que l’opportunité de commencer à pratiquer l’improvisation théâtrale est apparue.

Petit retour en arrière. Aux alentours de 2000, j’étais tombé tard un soir sur une rediffusion du mondial de Match d’Improvisation qui passait sur Comédie ! et le spectacle m’avait fasciné. C’était pour moi un mélange d’audace permanente, de grande virtuosité et de mise en valeur des qualités personnelles des improvisateurs que je trouvais géniaux. Et puis : ils improvisaient ! Sans texte ! Ce fut ma première expérience de la discipline et ma première claque. Quelle technique, quelle prouesse, mais aussi quelle liberté ! Et en pratique, quel bonheur, pas besoin d’avoir de texte ! Pour moi qui me trouvais assez bon à l’oral, assez drôle et doté d’une assez bonne répartie, l’improvisation théâtrale me semblait complètement adaptée à ma personnalité et je me disais que j’aimerais bien en faire un jour (même si ça me semblait à l’époque complètement impossible).

Donc en 2004, quand j’entends la responsable de l’association théâtre de mon école dire qu’il y aurait actuellement un projet de création d’une troupe d’impro et qu’elle cherchait des membres (et sachant que la fille était assez jolie), ça m’a semblé être une évidence. Le projet a mis du temps à démarrer, mais au final, un petit groupe s’est structuré derrière un élève de l’école qui avait suivi des cours d’improvisation avec les Improfessionals, une troupe composée exclusivement d’expatriés et basée à Paris. C’est cet élève, Guillaume, qui menait les répétitions. Les Improvisibles ont commencé comme ça, dans ce qu’on appelle les inter-PA (Petits Amphithéâtres) de l’ESSEC, de manière un peu artisanale, en suivant l’enseignement d’un passionné d’improvisation théâtrale qui avait un fort penchant pour l’érudition et la théorisation et qui suivait scrupuleusement la méthode de Keith Johnstone qu’il avait découverte dans ses cours avec les Improfessionals. Tout ceci marqua fortement ma pratique par la suite.

Les Improvisibles ont commencé par organiser des matchs avec des arbitres que nous connaissions, et puis ont rapidement intégré un tournoi d’improvisation qui réunissait à l’époque principalement des Grandes Ecoles et des entreprises, les Improvisades. Le tournoi était amateur à l’extrême, dans son approche et dans son organisation, mais a eu le mérite de fédérer beaucoup de bonnes volontés et permis la structuration de toute une génération d’improvisateurs parisiens. Le décorum était aléatoire, les règles et l’arbitrage à géométrie variable, la qualité des scènes souvent médiocre mais la bonne humeur était omniprésente. Je me rappelle avoir fait lors de la première réplique de ma première scène, deux « fautes » de Match d’Improvisation. Sur une improvisation dont le thème devait être quelque chose du genre « Un cas étrange », je suis entré en disant : « Bonjour, Scully ! » et ait été sanctionné d’une faute de « Rudesse » et d’une faute de « Cliché » : à l’époque, nous nous étions inscrit au tournoi sans rien connaître du Match d’Improvisation. Nous sommes malgré tout parvenus en finale deux ans de suite. Et à la finale du tournoi la deuxième année, on me parlait encore de cette double faute comme d’une référence que donnaient certains meneurs d’ateliers aux répétitions des équipes participantes. Aujourd’hui encore, je conteste que ce soit un mauvais début de scène, et je ne suis pas sur non plus que les fautes soient méritées au regard des règles du Match d’Improvisation.

Au départ, je croyais tout savoir. En constatant les contradictions évidentes entre la pratique codifiée, rigide et poussant au cabotinage du Match d’Improvisation que nous constations dans le tournoi, et l’enseignement basé sur la confiance, la spontanéité et la narration des théories de Keith Johnstone que nous pratiquions en répétition, je restait assez dubitatif sur ces « théories » et soutenais mordicus que nous allions dans la mauvaise voie.

Nous continuons malgré tout à pratiquer le match et à répéter selon des théories différentes (ce qui a peut être aidé à nous amener en finale malgré notre méconnaissance du Match d’Improvisation ?). En parallèle nous allions également voir en plus des matchs des autres équipes du festival d’autres spectacles d’improvisation. Ma deuxième claque fut le Cercle des Menteurs. En allant assister à leur spectacle, ces anciens de la Ligue d’Improvisation Française, je retrouvais Christian Sinniger que j’avais entr’aperçu à la télévision aux mondiaux du Match d’Improvisation en 2000 et je fus bluffé par la performance. Ces comédiens étaient extrêmement théâtraux et rebondissaient en permanence sur les propositions des uns et des autres tout en construisant des histoires cohérentes. Ils n’hésitaient pas non plus à se tendre des pièges et s’en sortaient avec virtuosité. Je me rappellerai toujours d’une improvisation magnifique sur le thème « Bretagne » où j’ai vu défiler la mer, un bateau, des pêcheurs, les femmes restées au village, des bancs de morue et se déchainer les éléments. J’en ressortais convaincu que les performances improvisées pouvaient être largement plus puissantes que leurs équivalentes théâtrale, préalablement écrites et travaillées, justement parce qu’elles étaient éphémères.

Les Improvisibles furent aussi une de mes premières confrontations à la gestion d’un groupe et ce fut une expérience riche en enseignement à ce niveau là. Par nature, et par opposition à une troupe de théâtre où le metteur en scène a une autorité de fait, les improvisateurs et leur « coach » comme on l’appelait à l’époque, ont une relation différente, plus proche, surtout si celui-ci joue avec la troupe. Progressivement, Guillaume, qui dirigeait nos ateliers, en eut probablement marre de devoir gérer mes commentaires permanent et me proposa de diriger des ateliers en me renvoyant vers le Manuel d’Improvisation Théâtrale de Christophe Tournier. Et là, ce fut le déclic de la théorie.

Enfin je comprenais ce qui faisait qu’une scène marchait ou ne marchait pas. Enfin, j’avais des mots pour le dire. Enfin, j’avais une grille d’analyse, une carte pour comprendre. Je dévorais le livre, puis plus tard, celui de Keith Johnstone (Impro for Storytellers) que je trouvais brillant. Depuis, je n’ai cessé de lire tout ce que je trouvais sur l’improvisation théâtrale.

Progressivement, je commençais à remettre en cause le Match d’Improvisation, qui me semblait de moins en moins pertinent. J’ai longtemps pensé que mes appréhensions venaient du fait que j’évoluais dans un contexte amateur. Mais plus tard, découvrant le monde professionnel en tant que spectateur à la Ligue d’Ile-de-France d’Improvisation (LIFI), je développais la conviction que le Match d’Improvisation était générateur lui-même d’un certain style d’improvisation, style qui avait influencé un bon nombre de troupes qui, se détachant du match pour proposer des cabarets d’improvisation, cafés-théatres d’improvisation ou même de véritables nouveaux formats comme le Deus Ex Machina, avaient gardé un style de jeu hérité de leur pratique du Match d’Improvisation.

A l’été 2006, après deux ans aux Improvisibles, certains membres de la troupe ont voulu essayer d’opérer ce détachement vis-à-vis du match et explorer vraiment ces théories différentes auxquelles nous commencions à être exposés (celles de Keith Johnstone, celles de Del Close) et créer une nouvelle troupe, à Paris et non plus à Cergy, à vocation professionnelle. C’est-à-dire que maintenant, nous essaierions d’organiser et gérer complètement notre activité, notre public, nos salles et notre improvisation sans la protection et les contraintes d’une pratique étudiante au sein d’une association de théâtre.

C’est également à ce moment que j’ai commencé à donner des cours d’improvisation. D’une part, j’animais avec Nabla un atelier d’improvisation pour adultes rattaché aux Improvisades, d’autre part, je coachais les Improvisibles. Ces expériences furent riches en découvertes et en apprentissages. Comment enseigner ? Comment enseigner l’improvisation ? Est-il possible de le faire ? Comment s’adapter à ses élèves ? Je reste convaincu de l’importance d’avoir une théorie qui permet d’expliquer aux élèves pourquoi on leur fait faire un exercice plutôt qu’un autre, pourquoi une scène marche ou ne marche pas, mais également de l’importance d’être flexible dans son enseignement et surtout d’être capable de créer un environnement propice à à la confiance, à l’apprentissage et paradoxalement au désapprentissage.

Avec la transition sur Paris et l’envie d’aller vers plus de professionnalisme, j’ai également cherché à améliorer ma pratique personnelle. J’ai commencé aller voir de manière quasi systématique tous les spectacles d’impro dont j’entendais parler à Paris. Ayant vu sur scène jouer un bon nombre de troupes parisiennes, y compris des professionnelles, j’en arrivais à la conclusion qu’aucune n’offrait le type d’improvisation sur scène qui me plaisait vraiment. Toutes sauf une, les Improfessionals. Les répétitions avec la troupe Eux, et le coaching des Improvisibles me prenant suffisamment de temps, je ne voulait pas cependant m’inscrire à un cours d’impro. Mais c’est à cette époque que les Improfessionals ont commencé à offrir des ateliers ponctuels avec des invités internationaux. J’y participais systématiquement et je découvrais d’autres approches, d’autres techniques, d’autres façons de faire qui m’inspiraient beaucoup. C’est également à cette époque, en 2007, que je suivais un premier stage avec Keith Johnstone. Ce fut un moment magique – rencontrer le fondateur de tout un courant de l’improvisation théâtrale moderne ! – au cours duquel je rencontrais également Patti Stiles, son élève, qui marqua beaucoup la façon dont j’enseigne l’impro.

Petit à petit, grâce aux contacts noués lors de ces ateliers, mais également grâce à mon blog qui commençait à être suivi également à l’étranger, je commençais à développer un certain nombre de relations avec des improvisateurs à l’international. M’inspirant de ce que faisaient les Improfessionals, j’organisais un maximum d’ateliers pour la troupe Eux avec des improvisateurs de passage à Paris. Ceci je pense, à côté des choix faits par le Directeur Artistique, Nabla, en termes de formats et de coaching, aida la troupe à formaliser une approche et une pratique commune, mais surtout aidait à souder la troupe car la présence d’un intervenant en atelier était souvent un événement.

En 2008, je me rendis en tant que spectateur au festival international de Leuven, en Belgique. C’est là que je reçus ma troisième grosse claque en voyant les Improv Bandits. Cette troupe Néo-zélandaise improvisa lors du festival une pièce entière dans le style de Shakespeare. C’était bien construit, bien joué, bien dosé entre prise de risque, jeu entre acteurs et narration. J’étais bluffé, et j’avais l’impression de voir ce que l’improvisation avait de mieux à offrir et ce qu’elle était capable de produire : une pièce de théâtre, qui par sa nature même d’être improvisée captait autrement le spectateur qu’une pièce ordinaire. J’avais déjà vu des tentatives de « pièces improvisées » mais le résultat était toujours médiocre. Maintenant, je savais que c’était possible et que le résultat pouvait être bon, même très bon. Ça ouvrait toute une piste de travail: quel est l’avantage de la pièce improvisée par rapport à la pièce écrite ? Peut-on choisir de mettre en valeur certains aspects plus que d’autres ? Comment cela impacte-t-il le message de la pièce ? Ou peut-être s’il n’y a pas de message à proprement parlé, comment peut-on utiliser l’improvisation pour rendre l’expérience encore plus unique ? La dimension « durée » de l’improvisation était clairement explorée et maitrisée par certains improvisateurs de la planète, je savais maintenant qu’il y avait des improvisateurs capables de ça. Je sais même que des improvisateurs mettaient en scènes avec un certain succès, comme la troupe Rapid-Fire à Edmonton et son spectacle Die-Nasty, des pièces improvisées « à épisodes » en s’inspirant des soap operas. Lorsqu’on cherche à explore l’improvisation, la durée des improvisation est souvent le premier élément avec lequel on expérimente : c’est le passage du short-form au long-form que de nombreuses troupes font. Mais maintenant que je savais que cette dimension est explorée avec succès, quelles sont les autres dimensions que nous pouvons explorer ? L’interaction avec le public, le décorum, la mise en scène, l’écriture, le jeu d’acteur, le rapport à d’autres formes d’expression artistique, etc… Tellement de portes sont encore ouvertes !

La même année, également, j’organisais un voyage d’été dédié à l’impro, afin de découvrir Chicago et suivre les stage intensifs d’été à Second City, le théâtre ce comédie s’inspirant des techniques de l’improvisation théâtrale le plus connu aux Etats-Unis et qui a généré toute une génération de comiques américains, et le cours intensif annuel de Keith Johnstone, Ten Days With Keith, à Calgary au Canada. Chicago me donna l’impression d’enfin « rentrer à la maison » dans cette ville où les improvisateurs de tout le pays viennent pour se former et chercher à faire carrière dans le monde du show-business. Plusieurs théâtres sont dédiés exclusivement à l’impro et la ville fourmille d’improvisateurs. Tout cela m’a permis de visualiser concrètement les dimensions que pouvaient prendre une pratique de la discipline et une professionnalisation.

La saison suivante, je suis devenu président de la troupe. Nous fumes invités à Atlanta pour participer au World TheaterSports Domination Tournament où nous avons découvert une troupe géniale et extrêmement généreuse qui produisait des spectacles complètement fous : Dad’s Garage Theatre. Cette année-là, nous avons essayé de faire un pas de plus vers la professionnalisation en organisant de nouveaux spectacles, dans des salles plus grandes. Nous avons également commencé à travailler avec des entreprises et à donner des cours, ce qui a permis de commencer à formaliser une approche propre à la troupe en matière d’improvisation. Nous avons continué à inviter des improvisateurs à nous donner des ateliers privés. Eux a je pense acquis une maturité qui lui permet aujourd’hui d’élargir la gamme des choses qu’elle est capable de produire tout en proposant une vraie qualité dans ses spectacles, ses cours et ses interventions. Est-ce qu’artistiquement nous créons quelque chose, est-ce que nous allons dans la bonne voie, est-ce que nous sommes pertinents ? C’est une question qu’on doit constamment se poser car tout relâchement peut nous conduire à aller dans des voies qui ne nous plaisent plus, ni à nous, ni au public, au point que l’improvisation n’est plus inspirante et peut devenir une corvée. Cela impacte les scènes et la vie interne du groupe et j’ai déjà vu des troupes à qui cela est arrivé. Eux est, je crois, sur la bonne voie.

Aujourd’hui, je viens de passer six mois à l’étranger où cet éloignement vis-à-vis de la discipline et du groupe m’a permis de prendre un peu de recul et de découvrir et pratiquer le théâtre de manière plus traditionnelle. J’en ai tiré un certain nombre de leçons et de pistes de travail qui me donnent envie de revenir à l’improvisation afin des les explorer. J’ai également envie de continuer à « affuter la lame », c’est à dire améliorer mon jeu d’acteur et ma technique d’improvisateur et voir où cela peut me mener dans mes improvisations.

A travers cette description de mon parcours d’improvisateur, j’ai essayé d’expliquer pourquoi et comment j’en suis venu à improviser. Mais au cours de mon parcours, j’ai également songé à plusieurs reprises à arrêter. Je pense que beaucoup d’improvisateurs peuvent passer et sont déjà passé par une phase similaire.

L’improvisation théâtrale est un moyen de divertissement génial qui a fait ses preuves au fil des siècles et qui s’inscrit dans la filiation directe d’illustres ancêtres: bouffons, clowns, artistes de rue, pratiquant de la Comédia Dell’Arte inventant et réutilisant des lazzis au gré de leurs représentations. Mais j’ai rapidement été exposé je crois à ce que l’improvisation a de plus puissant : la capacité à créer des scènes d’une réalité et d’une force incroyable car les acteurs et le public sont en train de vivre en même temps un monde et une histoire qui se créent et qui s’écrivent. Ils participent tous de l’acte de création ce qui est un des actes les plus forts de l’expérience humaine. Partant de là, l’improvisation est capable de générer du contenu et des moments extrêmement forts, d’une intensité émotionnelle sans pareille, offre un médium d’expression à l’impact très puissant et une capacité à changer les gens qui la pratiquent et le public qui y assiste.

Maintenant les conditions pour créer de tels moments ou de telles œuvres sont au final très difficiles à réunir:  il faut des partenaires qui partagent cet objectif, un public prêt à y assister et une maitrise du théâtre et des techniques de l’improvisation afin d’être capable de créer ce que l’on souhaite créer et ne pas être limité par nos capacités lorsqu’un moment s’offre à nous. A plusieurs reprises, j’ai été désespéré car réunir ces éléments me semblait quasi-impossible. Nous d’ores et déjà sommes soumis à la tradition récente de la discipline qui la place dans un certain registre : le comique. De plus, le monde amateur s’est emparé de l’improvisation théâtrale, pour le meilleur et pour le pire, laissant planer autour de la discipline un soupçon de tolérance pour la médiocrité que j’ai pu constater et qui m’a souvent désespéré. Mais au long de mon parcours, lorsque j’ai pu voir des moments si beaux en atelier ou en spectacle, et parfois même parvenir à les créer sur scène, ces moments m’ont toujours donné envie de continuer. Ces moments, ainsi que la conviction personnelle que l’improvisation peut donner autre chose que ce que je vois la discipline produire aujourd’hui c’est-à-dire autre chose que ce que le public perçoit comme représentatif de « l’improvisation théâtrale » me poussent à vouloir faire évoluer la perception de la discipline que le public et les pratiquants en ont.

Mais également, je souhaite faire évoluer le spectre de ce que l’improvisation est capable de produire. Pour cela, je dois en tant qu’improvisateur me tenir au courant de ce qui se fait autour du monde et tenter de contribuer à la communauté. Car l’intuition que j’ai de cet « autre chose » et qui a été vérifiée par le passé laisse penser qu’il y aura toujours un autre chose, une nouvelle frontière à explorer. Après tout, comment peut-il en être autrement ? Par définition, l’improvisation ne doit pas tout à fait savoir et maitriser ce qu’elle est en train de faire. Nous devons rester dans cette zone grise entre la maitrise et la non-maitrise, sinon, nous ne serions pas en train d’improviser. Nous sommes donc condamnés à l’innovation. Mais l’innovation pour elle-même, c’est à dire la prise de risque sans maitrise, est stérile, et il faut bien se rappeler de cela.

Au delà de la dimension purement artistique de l’improvisation, je trouve qu’elle est un formidable outil de développement personnel et social et qui porte en elle-même un message : n’ayez pas peur. Improviser signifie « faire sans savoir », « faire sans maitriser » c’est-à-dire, accepter la possibilité de l’échec, accepter le risque mais faire quand même. Improviser est essentiellement apprendre à gérer sa relation à la peur. Peur, qui nous empêche de profiter de toutes les opportunités qui se présentent à nous. Peur, qui a sa justification dans nos vies quotidiennes mais pour laquelle nous avons une (trop ?) forte prédisposition dû probablement au développement de nos sociétés modernes aseptisées, urbaines et anonymes où tout risque est perçu négativement (principe de précaution). L’improvisation est une invitation à replacer le curseur de la peur à un niveau qui doit nous permettre de profiter mieux et plus harmonieusement des opportunités qui nous sont offertes, individuellement et collectivement, sans pour autant que cela veuille dire de ne plus écouter notre peur et nous mettre réellement en danger. Je pense plutôt à un léger rééquilibrage général en faveur de la prise de risque.

Parler en public reste la première peur citée par beaucoup de gens (devant la peur de la mort) et a forciori, parler en public sans savoir ce que l’on va dire, c’est à dire, improviser, doit probablement faire encore plus peur! L’improvisateur est donc de ce point de vue un héros moderne qui brave face au public une de ses plus grande peur. C’est une source d’inspiration. Il nous apprend que notre peur est gérable et nous montre que la prise de risque doit être célébrée, avec ses corollaires, la réussite et l’échec. C’est un outil très puissant. Mais personnellement, je trouve que l’outil devient encore plus puissant à partir du moment où on dépasse cette considération première qui fait que l’on croit et que l’on retient essentiellement que l’improvisation est sans filet.

En réalité, la scène elle-même est un filet. Ce n’est pas nous-même qui jouons, mais nos personnages. Sur scène nous pouvons être ce que nous voulons. Nous pouvons apprendre à être différent et voir les résultats de nos choix se dévoiler devant nous, pour peu que nos partenaires réagissent naturellement. La barrière du personnage et de la représentation nous protège et paradoxalement nous influence aussi petit à petit. Progressivement, la scène est devenue pour moi un des endroits où je me sens le mieux. Et si j’apprends à être positif sur scène, il y a fort à parier que cela influencera tôt ou tard ma personnalité au quotidien. Ce n’est pas étonnant que le théâtre soit utilisé dans les milieux médicaux comme outil thérapeutique. L’improvisation est donc également « la vie avec un filet » ce qui n’est finalement pas en contradiction avec le message initial que je citais plus haut: n’ayez pas peur. Mais probablement que cela nécessite d’avoir dépassé une certaine appréhension initiale. Probablement également que si la peur disparaît complètement, alors il faut la chercher à nouveau car nous ne serions plus en train d’improviser.

Voilà, en somme, mon parcours d’improvisateur et mon sentiment sur l’improvisation. Ce qui a commencé comme une activité extra-scolaire qui me permettait de mettre en valeur mon humour s’est transformé en une véritable passion me permettant de rencontrer des gens fascinants, de changer, de jouer devant du public et de toucher des gens, de voyager autour du monde, et de participer au développement d’une discipline qui par nature est en constante évolution. Voilà comment j’ai commencé, pourquoi j’ai continué et pourquoi je continuerai à improviser : parce que j’aime ça, parce que c’est un moyen d’expression si fort et un outil si puissant, parce que c’est une formidable aventure humaine ouvrant des portes sur bien plus que la discipline elle-même et parce qu’aujourd’hui je veux rendre à la discipline et à la communauté ce qu’elles m’ont donné en terme de moments forts, de plaisir, de réflexions et d’émotions en tant que spectateur, de découvertes, d’échanges et de communions avec le public, de rencontres, d’expériences, d’opportunités, d’apprentissages. Voilà pourquoi j’improvise.

Responses

  1. Yvan Avatar

    Yeah, quel beau billet. Tendre, didactique et émouvant. Tu fais plaisir!

  2. Vinz Avatar

    Excellent! Vraiment.
    Hâte que tu reprennes le train des Eux en marche 🙂

  3. bonnard chantal Avatar
    bonnard chantal

    je me suis régalée de vous lire ; suis dans un atelier amateur , et me suis un peu découragée lors d’un match d’impro ; dur !mais de vous lire m’a fait du bien ; bravo ! continuez !

  4. Ian Avatar

    Yvan et Vinz: merci les mecs!

    Chantal: merci pour votre message. Courage! C’est le métier qui rentre!

  5. Franck BuzZ Avatar

    mon cher ian, un bien beau et long texte que je suis content d’avoir pris le temps de lire en cette fin de soirée. a+

  6. Ian Avatar

    Merci Franck. On se voit bientôt, j’espère…

  7. Cedric Avatar

    Bonjour,

    Je viens de découvrir ton blog et en ai dévoré les premiers articles que j’ai trouvé si pertinents et intéressants. Tu mets pas écrit des choses que j’ai tellement pensé mais que j’ai l’impression de ne pas pouvoir partager même avec les personnes de mon équipe d’impro.

    Même si passionés – certains n’ont pas envie de se plonger du tout dans la théorie – et j’ai parfois l’impression de rabacher certaines choses a propos de la construction et des bases d’une bonne impro qui “marche” (ce que vous semblez appeler “la plateforme” selon Keith Johnstone) au sein de mon équipe avec en même temps l’impression de pisser dans un violon et d’être trop geek à ce sujet…la plupart ne semblent pas vouloir prendre le temps de réfléchir et de théoriser un peu pour progresser et finir par faire autre chose.

    Il semble que prendre le temps de repérer ce qui fonctionne ou pas soit souvent considéré comme une perte de temps et qu’il vaut mieux refaire une impro imédiatement derrière en espérant arriver à un niveau de maîtrise suffisant pour savoir inconsciemment quoi faire après avoir pratiqué assez longtemps…Cela me semble hasardeux et voué à l’échec et destiné à mener à ce que tu appelles “une tolérance à la médiocité” : “c’est de l’improvisation, c’est censé etre amusant – personne ne peut nous reprocher d’être approximatifs…”

    Une fois, les premières peurs de passer sur scènes remplacés par un peu d’adrénaline – c’est ce que j’ai l’impresson ce de que beaucoup de praticiens de l’impro se contentent.

    Enfin sans vouloir trop en mettre et transformer ce commentaire en longue complainte de l’improvisateur perfectioniste et incompris : Merci d’avoir mis à l’écrit les mêmes interrogations et beaucoup de réponses aux questions que je me pose par rapport à l’impro !

    Je me réjouis de lire le reste de vos posts et terminerait pas une question :

    -Quels sont les livres sur l’improvisation que vous considérez comme constituant la base de ce que tout improvisateur désireux de s’améliorer devrait lire ?

    Au plaisir de te lire,

    Cédric

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