Peur et créativité

Je reproduis ici un article extrêmement pertinent et pédagogue d’un improvisateur parisien, Philippe Vanesse. Il y explore la relation entre peur et créativité, notamment dans le monde de l’entreprise, et fait un lien avec les analyses de Keith Johnstone sur le sujet.

A lire absolument… 🙂

La peur et la créativité
24 juillet 2013, 19:26

La peur du changement et de l’échec est un obstacle à la créativité. Une récente conférence d’un neuropsychiatre m’a donné des pistes de réflexion quant à notre rapport à l’erreur. J’ai rapproché cette réflexion de ma pratique de l’improvisation théâtrale, et je relate ici comment cet art théâtral développe des pratiques parfois en opposition avec notre enseignement traditionnel, pour mettre en perspective certains aspects de la créativité, et en particulier de la créativité de groupe.

Erreurs, enseignement, improvisation

J’ai assisté récemment à une conférence de Theo Compernolle[i], neuropsychiatre et consultant, devenu spécialiste du stress au travail, après s’être penché sur le stress des enfants à l’école.

Un de ses messages était le suivant :

« La clé de voûte de la relation entre un manager et son équipe est la confiance. L’absence de confiance entraîne l’absence de production. Plus le contexte est complexe et imprévisible, plus il faut avoir développé cette confiance pour réussir, et moins il faut faire de contrôle. Le soutien est un des facteurs de cette confiance, et les collaborateurs ont le plus besoin de soutien quand ils ont fait une erreur. Or les erreurs sont une certitude : le changement passe par l’essai et l’erreur.

Pas d’erreur, pas d’essai. Pas d’essai, pas de changement.

Célébrez vos erreurs ! »

J’interprète les deux dernières maximes comme un encouragement à la prise de risque, donc à l’erreur. Le fait de célébrer les erreurs est une façon non seulement d’apprendre de celles-ci, mais surtout de mettre en avant et d’encourager la prise de risque, les essais, donc de favoriser et de réussir le changement.

La peur de l’erreur (de la produire, ou une fois qu’elle est faite, la nécessité impérieuse de tout faire pour la dissimuler) est un facteur sclérosant d’un groupe. Elle est largement héritée de nos apprentissages, scolaires en particulier. L’échec peut y être une source de stigmatisation, entretenant une spirale sclérosante pour les élèves en difficulté : la peur de l’erreur devient la peur d’essayer.

Le conditionnement à la peur de l’erreur peut facilement se perpétuer (perpétrer conviendrait presque, ici) dans le milieu professionnel.

Cette peur de l’erreur est un sujet mis en avant par Keith Johnstone dans son ouvrage « Impro: Improvisation and the Theatre »[ii], dans lequel il décrit son rapport avec l’enseignement, d’abord en tant qu’élève, puis en tant qu’enseignant : « La scolarité classique est hautement compétitive, et les étudiants sont censés essayer de se dépasser les uns les autres. Quand j’explique aux élèves d’un groupe qu’ils vont devoir travailler pour les autres membres du groupe, que chaque individu doit être concerné par les progrès des autres membres, ils sont très étonnés, alors qu’évidemment, si un groupe soutient ses membres, il sera meilleur pour travailler. »

Le groupe joue en effet un rôle qui peut changer cette habitude, selon la façon dont le groupe est amené à travailler ensemble.

Certaines techniques d’improvisation théâtrale, en particulier celles dérivées des théories de Keith Johnstone, encouragent la spontanéité et la créativité, en se libérant des carcans de l’apprentissage. Un entraînement régulier, dans un groupe où les membres se soutiennent, permet un lâcher prise qui libère sur scène une créativité parfois exceptionnelle : « Un bon groupe peut propulser ses membres vers la réalisation de choses incroyables. » (ibid.)

La pratique de l’improvisation théâtrale

L’improvisateur est à la fois acteur et auteur, puisqu’il produit un texte en même temps que sa prestation scénique. C’est l’une des caractéristiques du théâtre improvisé, mais ce n’est pas la seule.

Le « texte » produit (ou parfois son absence) est nécessaire à l’incarnation d’un personnage, à l’évolution d’une situation, et permet d’aboutir à la construction d’une histoire. Des techniques narratives peuvent être utilisées pour donner une structure attrayante à la scène ou au spectacle produits.

La difficulté dans l’improvisation est d’appliquer ces techniques dans l’immédiateté, et en tenant compte des apports de plusieurs auteurs-acteurs simultanément. Cela exige une concentration consciente, permettant à la fois d’intégrer des règles de base du théâtre dans la gestion de l’espace et la présence scénique, d’appliquer les techniques narratives en tenant compte des apports de tous les comédiens. Cela nécessite également (surtout ?) un lâcher prise, permettant à l’inconscient d’associer librement les idées, et à l’imagination de s’exprimer pleinement.

Le cheminement de l’histoire, les mouvements (au sens propre et figuré) des improvisateurs sur scène ne sont pas hasardeux, mais le fruit d’un travail en commun d’un groupe sur plusieurs mois ou années. Ces mouvements peuvent devenir, après un certain travail, les mouvements du groupe comme entité unique, où les composantes que sont les improvisateurs participent à un ensemble, un tout. On peut parler d’improvisation organique.

L’improvisation organique peut aussi se définir par la « créativité de groupe ». Il ne s’agit pas ici de brainstorming, mais de créer ensemble un spectacle, une histoire, sur le fil de l’immédiateté.

Comment caractériser l’improvisation organique par rapport à un autre type d’improvisation ? C’est assez complexe à décrire. C’est davantage une expérience vécue. En deux mots, il s’agit de découvrir plutôt que d’inventer.

Cela implique, à mon sens, un lâcher prise encore plus important dans la démarche. L’inventeur d’histoire garde un certain contrôle sur ce qu’il produit. Le découvreur se laisse mener par les sentiments que lui procurent telle situation, telle interaction avec les autres acteurs. Cette interaction est verbale, et surtout non verbale. Tout mouvement, même infime, toute posture, sont sujets à provoquer chez l’autre une réaction, qui fera tantôt avancer l’histoire, tantôt fournira les détails qui permettront à l’histoire d’avoir de la profondeur, de la « couleur ».

Cet ensemble d’actions réactions laisse plus de place à une création « commune » qu’à une somme de créations individuelles. La création est alors un véritable travail collectif. Poussée à son paroxysme, l’improvisation organique peut se présenter sous la forme de mouvements cohérents ou personne n’a de lead et où tout le monde contribue. Deux exemples simples sont le jeu du miroir, et les tableaux. Dans le jeu du miroir, deux acteurs se font face, et l’un reproduit « en miroir » les mouvements de l’autre, puis le leader change, et ainsi de suite, jusqu’à ce que les deux arrivent à se mouvoir simultanément en miroir sans que personne n’ait le lead. Un tableau se produit avec un groupe de plusieurs acteurs, qui bougent simultanément, et s’arrêtent pour former un tableau, et où sans concertation chacun est une partie de l’ensemble, personnage, objet, le tout formant un tableau cohérent.

C’est l’importance que l’on donne aux propositions de son partenaire, et par extension à son partenaire, qui donne du poids à ce qui s’est passé sur scène, qui permet de faire évoluer une situation, et in fine d’aboutir à un spectacle réussi. Un maître mot : ne pas essayer de porter une histoire à bout de bras. Si les personnalités des deux acteurs sont fortes, le spectacle ressemble à un combat dont le vainqueur aurait le contrôle de l’histoire ; c’est plutôt désagréable pour les spectateurs, et l’histoire n’avance pas puisque chacun veut la tirer dans son sens. Si un acteur a une personnalité plus forte, il pourra emmener l’histoire, mais l’existence de l’autre acteur sur scène sera niée, et le public ressentira un malaise (et le second acteur risque de ne plus avoir envie de jouer avec le premier). A l’inverse, si personne ne veut se laisser porter par la découverte, l’histoire n’avance pas ; le spectateur s’ennuie et les acteurs sont mal à l’aise.

Le bon équilibre est de proposer et réagir aux propositions de l’autre (en n’oubliant pas que les propositions sont aussi non verbales), de ne pas chercher à être intéressant ni original, mais plutôt « moyen[iii] », et de chercher à faire en sorte que l’autre paraisse bon.

C’est ainsi que l’on prend conscience de l’intérêt de travailler pour les autres membres du groupe, que chaque individu soit concerné par la mise en valeur des autres membres. C’est ainsi que peut disparaître la peur de l’inconnu (de l’histoire à inventer), peur qui bloque la créativité.

La peur disparaît plus facilement quand on est à l’aise dans un groupe, que le groupe se connaît, que la critique n’y est jamais destructrice, et que l’on sait que c’est le groupe qui fait le spectacle. La troupe est alors un formidable multiplicateur d’énergie. Que l’un vienne à défaillir, il sait que la troupe est là pour le soutenir, pour pallier ses difficultés, pour le faire paraître « bon ». Ce sentiment de sécurité est tout relatif, car le stress de l’immédiateté reste présent sur la scène. Ce stress est nécessaire car il permet de concentrer son énergie sur la production d’un spectacle, et de réagir à tout événement qui peut se produire sur scène en l’intégrant à l’histoire et en le justifiant. Selon une formule que Mark Jane[iv] m’a enseignée lors d’un atelier, le débutant dira : « tout peut arriver, et ça me fait peur » ; l’expérimenté : « tout peut arriver, mais ce n’est pas grave » ; et l’improvisateur expert : « tout peut arriver, et c’est génial ! »

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[i] http://www.compernolle.com/

[ii] Ou sa traduction française : « impro : improvisation et théâtre »

[iii] « Be average » : Keith Johnstone in Impro for Storytellers, dans le chapitre sur la spontanéité.

[iv] http://www.markjane.co.uk/

Response

  1. Drawer Avatar

    Merci pour cet article, fort interessant 🙂

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