Assumer la négativité

Labo du 07/11/2013

L’exercice des Dotations (Endowments Party) consiste à attribuer à un ou plusieurs de ses partenaires une qualité et à se laisser être affecté par elle. C’est la façon qu’a trouvé Keith de recréer une “danse cinétique” (kinetic danse) sur scène, c’est à dire ce flux permanent de micro-gestes et de micro-réactions qui se produit naturellement dans un groupe d’humains mais qui disparait dès qu’on met des acteurs sur scène. Le principe est qu’un acteur monte sur scène en se préoccupant plus de son émotion à lui (ce qui l’isole et le rend inauthentique) plutôt que d’être affecté par les autres (ce qui le rend vivant et “vrai”) et l’exercice cherche à inverser ce mécanisme.

Le cadre donné à l’exercice est un cadre “social” (ex : une fête) afin de forcer les joueurs à ne pas surjouer. L’animateur doit pousser les participants à rechercher l’authenticité dans le jeu, ce qui n’est pas facile vu les contraintes mais qui produit parfois des instants très intéressants tout en restant très “vrais”.

L’exercice de base utilise en général les qualités suivantes : un des partenaires pue, un autre vous attire physiquement et un autre est très drôle (smelly/sexy/funny).

Mais on peut aussi faire cet exercice avec d’autres attributs. Par exemple, l’autre est : irritant et insignifiant, connu pour être un menteur, très religieux. Et dans une des versions de l’exercice, on s’est retrouvé dans cette configuration avec ces trois qualités.

Une réaction a été : “C’est assez négatif comme combinaison, on ne devrait pas choisir une troisième qualité ‘positive’ pour équilibrer?” Ma réponse était que non, car rien ne nous impose de choisir des qualités “équilibrées”. Je me suis dit que Keith dirait probablement : “Mais on a tous connu des fêtes où tout le monde est plutôt négatif, non ?”

Mais cette réaction m’a interrogé : n’a-t-on pas le réflexe en improvisation de vouloir faire “un peu de tout” ? Cela ne minimise-t-il pas l’impact de la scène sur les joueurs ? En effet, en multipliant la variété (d’émotions, de rythme, etc…)  dans la scène, la scène perd de sa force. Pour faire un parallèle, quand un tilt apparait dans une scène (A change B), un réflexe est souvent de “rééquilibrer” la relation (B change A) au lieu de maintenir le déséquilibre.

Taking my comedy classes into public was a thrilling adventure, but every third session would crash and burn. This made me desperate to improve our chances, and I soon discovered that if two ‘strangers’ were ‘feeding birds in the park’ it might be helpful to stir things up by shouting things like, ‘Realize that you knew each other at school!’ or ‘All the birds go to one person!’, but it was hit and miss. Years would pass before I realized that frightened improvisers keep restoring the balance for fear that something may happen. – Impro For Storytellers

Et donc quand on “colore” une scène fortement, un réflexe n’est-il souvent d’amener un élément opposé dans la scène pour “rééquilibrer” ? Peut-être que je vais trop loin, mais il me semble souvent qu’au nom de la variété, nos scènes restent dans un niveau moyen d’émotion au lieu d’entretenir un déséquilibre qui les pousseraient dans une direction assumée.

Plus tard, j’ai eu une autre interrogation. Dans l’exercice, l’animateur peut être amené à générer des “événements” pour faire avancer la scène (ex : “Quelqu’un renverse un verre !”). A un moment, je donne l’indication : “Commence une dispute avec lui !”

Je me suis rendu compte que demander une “dispute” sur scène était en fait quelque chose de rare (chez nous, en tout cas). L’influence de Keith nous apprend à “commencer positif” et “rester positif” en réaction à la négativité quasi-permanente qu’on trouve sur scène. Cette négativité, qui se manifeste souvent par des personnages aigris, incompétents, énervés, frustrés ou qui ont un “problème”, est un mécanisme de défense : en étant négatif, je me protège d’un changement potentiel. Et Keith pense que le conflit est anti-narratif…

Et donc lorsque j’ai demandé la dispute, celle-ci a été difficile à sortir et à maintenir : on a aussi du mal à être vraiment négatif sur scène ! Les joueurs cherchaient une “explication” à la dispute, mais dans le public, nous étions juste fasciné par cette négativité assumée et la présence de deux autres joueurs “passagers” à la scène la rendait encore plus forte !

Bref, j’ai réalisé que malgré ma conviction que les improvisateurs sont “forts” pour être négatifs par réflexe, cette négativité est en faite assez “molle” et pas maitrisée. J’ai l’impression qu’il y a toute une voie et une zone d’inconfort (et donc d’apprentissage) à explorer en assumant vraiment notre négativité…

Responses

  1. Bruno Avatar

    Faudrait peut-être que les improvisateurs s’essayent au théâtre. Il existe nombre de pièces ou l’on explore des moments de conflit et de négativité, sans pour autant devoir en minimiser l’impact vu que l’auteur ne l’a pas prévu.

    Tout récemment, lors d’une répétition pour une pièce, le metteur en scène nous a mis dans une situation d’improvisation, pour une scène de dispute, violente, crescendo (un père et son fils, pour une connerie grave).
    On a atteint un niveau d’authenticité assez rare en fait, ces moments de théâtre en lâcher prise total ou tout coule de source car faisant appel tout simplement à nos souvenirs (mémoire sensorielle, affective, toussa quoi).

    Les quelques comédiens présents ont été fascinés par ce grand moment qui n’avait pourtant pas de but ni de justification recherchée.

    Mais c’est très inconfortable, je suis ressorti de là un peu secoué, et ça n’avait pas grand chose à voir avec les conflits vécus sur scène lors de spectacles d’improvisation.

    Il faut donc je pense que l’improvisateur soit à l’écoute de ses impulsions, en rejetant fermement celles qui font appel aux souvenirs d’autres moments d’impro plutôt que des souvenirs sensoriels pris dans la vie, tout simplement. Chose qu’on apprend très bien en faisant du théâtre.

  2. Ian Avatar

    Oui, c’est sur que faire du théâtre aide !

    Mais il y a un blocage qui vient de la nature même de l’improvisation théâtrale : pendant que je “vis le moment”, une partie de mon cerveau reste attentif a l’écriture et se juge !

    Et ce que je veux dire dans l’article, c’est que ça génère deux choses que j’ai remarqué :

    1) “Je ne veux pas faire une scène trop négative ou purement négative car j’ai peur que : le public soit déçu, ça donne une mauvaise image de moi, ça soit trop marqué, etc…”

    2) “Je ne veux pas faire une scène trop négative car j’ai besoin de le justifier narrativement.”

    Faire du théâtre, ça te PERMET d’accéder à une belle émotion, y compris négative (et pas juste une négativité “molle” comme on en voit souvent en impro).

    Mais maintenant, il faut une VOULOIR le faire sur scène, et ça, c’est tout aussi dur (pour plein de raisons) et c’est ce que je voulais souligner dans l’article.

  3. Bruno Avatar

    Ah punaise ouais t’as raison, c’est vrai qu’en impro, on ne peut indéniablement pas échapper à cette tâche consciente de narrateur.

    Il y a aussi une autre peur tiens, que je peux constater, y compris sur moi : que le partenaire soit trop décontenancé par une soudaine montée en pression, via une dispute.

    Bon allez je joue ce soir, je vais tenter ce genre de scène et de l’assumer, avec mes collègues ! 😀

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