Les improvisateurs bizarres, les livres, l’impro et le théâtre, “outside-in” vs. “inside-out”, l’impact du format sur le contenu

J’adore discuter d’impro.

J’échange souvent par mail avec des improvisateurs d’un peu partout. Je lis avidement tous les blogs sur l’impro que je trouve. Quand j’ai une question, je n’hésite pas à aller la poser sur différents forums dédiés à l’impro (malheureusement, pour la plupart, en anglais).

J’échangeais récemment avec l’amie qui m’a inspiré cet article. Elle a partagé avec moi ses réflexions actuelles et j’ai essayé d’y répondre. J’ai trouvé l’exercice très intéressant et j’aimerais bien le renouveler.

Alors, à l’instar de mes amis de Montreal Improv, j’ouvre une section : Demandez moi ce que vous voulez !

Une question sur l’impro ? Sur un livre ? Sur un exercice ? Une demande d’information sur mes spectacles ? Une demande d’atelier ? Une proposition indécente ?

N’hésitez plus! Envoyez moi un mail à :

improviser.info@gmail.com

Ca n’a même pas besoin d’être une question. Si vous voulez qu’on discute, si vous voulez des infos, si vous avez une remarque et que vous ne voulez pas passer par les commentaires, envoyez moi un mail !

Je ferai de mon mieux pour vous apporter une réponse et je la publierai ici, si ça peut intéresser d’autres improvisateurs (anonymité garantie).

Je lance donc la section en partageant ici les réflexions de mon amie et mes réponses.

Pourquoi certaines personnes ont l’air d’avoir pris de la drogue dès qu’elles posent un pied sur scène ? Grrr, j’arrive pas jouer avec ces gens là… Mais si, tu sais, ces gens qui sont plutôt équilibrés dans la vie réelle mais qui deviennent bizaaaaaares quand ils font de l’impro (même quand il s’agit de donner l’heure ou boire un verre d’eau).

A mon avis, ça vient du fait que les gens qui montent sur scène veulent être drôles et intéressant. C’est parfaitement naturel. Mais souvent, dans l’esprit des improvisateurs, être créatif, c’est faire des choix bizarres, étonnants, incongrus. Beaucoup pensent qu’il faut donner au public ce à quoi il ne s’attend pas. Mais en réalité, la créativité, c’est donner au public ce qu’il attend, mais dont il n’a pas conscience. Keith Johnstone parle beaucoup de ça. Il montre aussi que les gens les plus créatifs sont souvent ceux qui sont les plus évidents.

Pourquoi ? Parce que:

  1. Nous partageons tous une même conception de “l’évidence”. Keith Johnstone parle du “cercle des attentes“. Si la scène s’ouvre sur une princesse dans un donjon, personne ne s’attend à ce que Docteur House arrive en Porsche. Il y a un “cercle de attentes” de choses qui sont présentes dans notre inconscient, qui peuvent raisonnablement arriver et que collectivement le public partage.

  2. Pourtant, chaque individu  a sa propre “évidence” qui est différente de celle des autres. Mais elle est transmissible aux autres, justement car elle s’insère dans cette “évidence collective”. Ce qui fait qu’on peut répondre aux attentes des gens tout en ayant sa propre différence.

L’autre raison pour laquelle à mon avis les gens deviennent “bizarre” en impro lorsqu’ils sont sur scène, c’est que pour beaucoup, l’impro, c’est exactement ça. Des scènes “bizarres”. C’est ce qu’ils voient dans la grande majorité.

Enfin, je pense que pour beaucoup également, l’impro est une thérapie (cf. le post de Nabla), ce qui fait que les gens se “lachent”, exorcisent leurs démons sur scène et font “n’importe quoi”.

Est ce bien de lire trop de bouquins d’impro quand on fait de l’impro ? Lire est vraiment inspirant mais peut l’être tellement que j’ai l’impression de ressortir frustrée de mes séances hebdomadaires.

Personnellement, je me classe dans la catégorie des improvisateurs “érudits” qui lisent beaucoup. C’est une grande force, car d’expérience, j’ai rencontré peu d’improvisateurs capables de dire “cette scène n’a pas fonctionné car…” et de justifier leurs propos en expliquant la théorie qu’il y a derrière. Et oui, il y a aussi un danger: c’est qu’on devienne une machine à analyser les scènes et qu’on ne puisse ensuite s’empêcher de le faire quand on voit de l’impro. Cette capacité d’analyse devient un jugement que l’on garde alors pendant les scènes. Ça m’arrive, très souvent. Dans l’idéal, le bon improvisateur est celui qui sait trouver le juste milieu entre “être dans le moment” et savoir répondre à la question “de quoi la scène a besoin maintenant ?” Lire beaucoup donne une vraie boite à outils pour répondre à cette question et est inspirant pour toujours trouver de nouvelles pistes de développement. Il faut juste se rappeler à soi-même de profiter de l’instant et d’accepter que tout ne se déroule pas comme prévu.

Au final, ça dépend de ton caractère, certains improvisateurs étant plus dans un style que d’autres. Personnellement, ça me donne un avantage terrible sur ceux qui lisent peu et se questionnent peu. Mais cet avantage est compensé par le fait que je peux passer pour un “M. je sais tout” et que je juge les scènes pendant que je joue. Bref…

Au final, oui, c’est utile de lire beaucoup sur l’impro, mais il faut savoir accepter que tout ne se déroule pas comme dans le bouquin.

Pourquoi comparer l’impro à du théâtre : finalement, j’ai l’impression que ceux qui vont voir de l’impro ne sont pas ceux qui vont au théâtre, non ? L’autre jour je suis allée à un concert de rock et je suis sortie dans le même état d’euphorie que lorsque je suis allée voir un bon spectacle d’impro.

Oui, il y a deux bouts à l’éventail. D’un coté, il y a des gens qui ne vont voir que de l’impro et n’iront jamais au théâtre. Et de l’autre côté, il y a des des gens qui vont au théâtre, se méfient de l’impro et n’iront jamais en voir. Le théâtre rest pour moi une référence. Dans le développement du théâtre, le texte s’est figé à un moment dans l’histoire et a pu permettre le développement d’un travail, une technique. Il faut l’honorer et en être conscient, et la comparaison me semble pertinente. Mais il faut aussi reconnaitre le rôle initial de l’improvisation dans l’émergence du théâtre. C’est l’œuf et la poule.

Cependant, le théâtre a une reconnaissance sociale que l’impro n’a pas. Beaucoup de professionnels disent par exemple qu’on ne peut pas faire payer autant un spectacle d’impro qu’un spectacle à texte car justement il n’y a pas de texte, il n’y a pas eu ce travail d’écriture et il y a aussi un risque que ce ne soit pas bon. Donc la comparaison est aussi pertinente à ce titre, dans la perspective d’avoir une reconnaissance sociale.

Mais d’un autre côté enfin, l’impro a ce caractère intimiste propre et donc c’est très bien qu’on ne soit pas le théâtre classique. Et la comparaison avec un concert, une comédie musicale, un rituel ou d’autres formes de communions collectives est pertinente aussi. Pour moi, le théâtre reste un modèle en terme de qualité, de finition, de rendu, de professionnalisme. Le reconnaitre, c’est juste prendre acte de tout le travail effectué par nos ainés.

J’ai lu un truc qui m’a fait comprendre pourquoi j’aime tellement l’impro : l’impro (en tout cas celle que je pratique) est basée sur la technique non pas du “outside in” mais du “inside out”. Ça pourrait être du JCVD mais en fait c’est du Carol Hazenfeld (finalement, ça rejoins complètement ta remarque sur “les bons improvisateurs sont de grands enfants”: désapprendre tout ce qu’on nous a appris).

L’impro est-elle plutot “oustide in” ou “inside out” ? Hum… Je ne sais pas. J’aurais tendance à dire que c’est plutot “inside-out”, mais en fait, je pense qu’il n’y a pas une seule approche. Pour moi, l’objectif final est simple: divertir le public mais ne pas produire du “junk-food” théâtral (“The objective is that the work not be pointless” / “L’objectif est que ce que nous faisons ne soit pas futile” : une phrase que j’ai tirée de l’Improv Handbook).

Pour ça, un constat : la peur est à l’origine de nos mauvais comportements et nous empêche d’accomplir notre potentiel. Donc tout doit partir de là. Retirer la peur. Si on arrive à ça, c’est déjà gagné, c’est déjà intéressant. Une personne normale qui se comporte normalement sur scène est fascinante. C’est pour ça que je dis qu’il ne faut pas 25 ans de pratique. En une journée, je te fais un bon spectacle avec des débutants.

Maintenant, dans une deuxième phase, on peut travailler la “technique” : jeu du comédien, mise en scène, narration, et prise de risque/innovation. C’est là qu’intervient l’approche : “inside-out” ou “outside-in”. Un bon improvisateur alterne entre “être dans le moment” et “faire attention à la structure”. Mais par nature, l’impro étant associée à la spontanéité, on privilégie l’approche “inside-out”. Mais dans le cas du travail sur les Masques de Keith par exemple, c’est “outside-in” et ça marche très bien. Et l’impro française, avec ses “contraintes” permet parfois d’influer positivement sur le contenu (“outside-in”). Donc pour moi, c’est “whatever works, dude”.

Je me permets de conclure en te redirigeant vers un lien super intéressant sur le sujet écrit par Bill Arnett, un improvisateur de Chicago : http://blogs.iochicago.net/bill/wordpress/?p=109

L’autre jour je suis allée voir les [nom censuré]. Mes remarques à la sortie de leur spectacle étaient du style: “Ah, cette vanne était pas mal, et celle sur le chien elle était marrante aussi”, etc… Au final, ce qui me restait de ce spectacle c’était… des bribes de phrases mais aucune scène, aucun lieu, ni aucune relation entre personnages. J’ai beau y repenser, je ne me souviens d’aucune histoire. C’est dommage car je trouve que leur format pourrait favoriser la narration : ils ont le format mais pas la philosophie.

Concernant les [nom censuré], pourquoi penses-tu que le format pourrait favoriser la narration ? A ma connaissance, leur format est un simple cabaret avec des scènes sur la base de thèmes et des contraintes. Et je ne vois pas en quoi ça favorise la narration. Ce genre de format est en principe très libre, mais :

  1. Le fait de demander un thème, dans le style français, suppose qu’il va être traité dans la scène. Ce qui met une pression supplémentaire aux joueurs, qui au lieu de construire une histoire et se laisser porter, essayent de “traiter le thème” et “forcent” les événements pour y arriver. S’il s’agit de favoriser la narration, le thème devrait surtout être là pour “inspirer” un début de scène. Proposer une “situation” plutôt qu’un “thème” permettrait également d’aider les improvisateurs à clarifier rapidement la plateforme et aller plus vite dans la création de l’histoire.

  2. L’ajout de contraintes pousse à voir plus les improvisateurs que les personnages, et brise la théâtralité et par là-même la narration. Même s’il y a des contraintes plus narratives que d’autres.

Enfin, comme dans beaucoup de spectacles d’impro, je partage ton avis : je retiens quelques blagues (et encore) et quelques moments, mais pas de scènes ou d’histoire. C’est très frustrant. D’un autre côté, un spectacle d’impro a nécessairement des hauts et des bas. Mais je t’avoue que pour moi, en majorité, c’est surtout de la “junk food” qu’on sert en impro, et on retiens finalement peu. Cela dit, j’adore un bon Big Mac de temps en temps !

Responses

  1. Jill Bernard Avatar
    Jill Bernard

    Did I ever tell you that the Yahoo Babel Fish website translated “cercle des attentes” as “circle of waitings”? It’s something no native English speaker would say. It doesn’t really mean “circle of expectations,” but I love the sound of it, and what it could mean. Computers are funny.

  2. Ian Avatar

    I wouldn’t like a scene where improvisers use the circle of waitings technique.

  3. Bruno Avatar

    Je peux pas m’empêcher de répondre, sur la question du format.
    Je suis intimement convaincu que le cabaret d’improvisation peut favoriser la narration, si on en a la volonté, on s’efforce de le faire avec ma troupe.
    Pour cela, il faut faire attention à plusieurs choses :

    – Le thème est une impulsion, une inspiration de départ, juste. Il peut arriver que l’inconscient de l’improvisateur lui dicte de jouer dans un décor qui n’a que peu de rapport avec le thème. Et par expérience, je sais que le public ne se plaint jamais du fait que le sujet ne soit pas vraiment traité, si la scène est marquante, on l’oublie vite.

    – Pas forcément de présence de MC. Tout au plus un improvisateur qui prend ce rôle au départ, pour présenter le spectacle. Mais il n’est pas un arbitre qui pose les contraintes et guide le spectacle, comme en match.

    – La question des contraintes. On peut les utiliser avec parcimonie. Je suis d’accord sur les fait que contraintes qui mettent au défi les comédiens, ne favorisent pas la narration.
    Mais par contre, j’adore les “contraintes” qui vont donner une indication d’univers, du style Commedia dell’arte, théâtre contemporain, western, etc. Ce sont en fait tout simplement des improvisations respectant des codes et… des attentes précises. D’ailleurs, c’est parfois un choix non annoncé à l’avance dans nos impros.

    Donc oui on peut tout à fait faire du cabaret d’improvisation narratif.

  4. Ian Avatar

    En fait, tu soutiens que le cabaret est “neutre” par rapport à la narration, et qu’une troupe qui a la volonté d’être narrative pourra l’être même en cabaret.

    Dans l’absolu, je ne suis pas en désaccord. Un cabaret, c’est une succession de scènes avec un MC. Donc oui, on a la latitude de proposer du narratif.

    Mais en pratique, c’est une autre histoire. Le cabaret en France est l’enfant non reconnu du match, donc il est bâti sur le modèle “thème + contrainte” et a pour but de mettre en avant plus une “performance” qu’un “contenu”.

    Il n’y a qu’à regarder la présentation de la plupart des cabarets qui présentent cela en mettant en avant la technicité de leurs improvisateurs, le côté “impossible” des contraintes, le “bon délire” et les univers, etc…

    Je suis d’accord avec toi également que certaines contraintes sont plus narratives que d’autres.

    Et je tiens à dire que j’aime aussi l’impro qui n’est pas narrative ! Mais je dis juste que si on ne vise pas la narratif au départ, vu qu’il est si dur à atteindre, on n’a aucune chance d’y arriver !

    Bref, un cabaret qui mettrait en avant la narration ? Oui, c’est possible. A condition qu’il ne soit pas juste une déclinaison du match, un “next step” pour les improvisateurs, mais bien un spectacle à part entière qui choisit de faire la part belle aux scènes.

    On pourrait dire la même chose du match…

  5. Ian Avatar

    Le fait même qu’on se sente obligés de dire que “Oui, on peut faire un cabaret narratif” prouve qu’en pratique, ce n’est pas le cas !

    Enfin, sur le “thème”, je suis désolé, mais c’est souvent perçu comme un “titre” de l’impro auprès du public (même si des improvisateurs intelligents comprennent bien que c’est une inspiration). Et si on met un “titre” à une impro, il FAUT que l’impro l’explicite, sinon, c’est une promesse au public qu’on n’a pas tenue…

    Les anglo-saxons parlent plutôt de “suggestion” qui est effectivement plus libre…

  6. Ian Avatar

    Le “thème” n’est pas un problème en soi. Le problème c’est quand le MC s’en sert pour tenter lui-même d’être comique en faisant un jeu de mot, etc… ou quand on laisse (lâchement) au public la possibilité de proposer des thèmes qui s’en sert pour maximiser la difficulté pour les comédiens ou rivaliser au niveau comique…

    Donc anti-narratif…

  7. Bruno Avatar

    Ouais, je comprend tout à fait.

    Je dis ça, parce que j’ai jamais connu le match d’impro, j’ai jamais pratiqué.

    J’ai été formé sur de l’improvisation avec thème du public + improvisation. Qui plus est – sans faire appel au jargon de Keith Johnstone – improvisation avec situation de départ Qui / quoi / ou (la plateforme, donc), + un élément perturbateur, et une narration expliquant les conséquences de cette perturbation avec un super-objectif commun.
    Avec comme point de départ, le thème proposé par le public.

    Donc effectivement, l’idée, serait de communiquer au public qu’il s’agit d’une suggestion et non d’un potentiel titre d’impro pour éviter la promesse non tenue.

    Quant au MC qui fait des jeux de mots et cabotine sur les thèmes, berk caca beurk, là, on est entièrement d’accord.

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