Improvisation théâtrale et créativité

L’improvisation théâtrale peut être une source importante d’enseignements pour les industries culturelles et créatives. En effet, la créativité spontanée a forcément des choses à apprendre pour développer la créativité… tout court ! C’est ce qu’on va voir ici avec deux œuvres incontournables issues de deux arts assez différents : le jeu-vidéo et la bande-dessinée.

Another World

Si vous êtes vous même fan de jeux vidéos, vous aurez peut être entendu parlé de la ré-édition du jeu mythique Another World. Un jeu révolutionnaire à l’époque de sa sortie tant par l’ambiance forte qui le caractérisait, la difficulté élevée du jeu, et globalement une mise en scène et des musiques parfaitement accordées au contenu. Un article de Libération en parle particulièrement bien. En parcourant le site de l’auteur de jeu, Eric Chahi, je suis tombé sur ce passage où il décrit comment il a conçu le jeu:

“Clairement Another World est le fruit d’une improvisation ludique !

Début 1990, l’introduction était finalisée, le premier “niveau” en cours de création, mais je n’avais aucune idée de la suite des évènements, encore moins comment le jeu se finirait !

Par contre je savais précisément quoi communiquer en terme de ressenti, de vision. C’est ce qui a assuré la cohérence de l’oeuvre, ce qui a donné le cap. J’avais une ligne émotionnelle directrice, le point de départ était bien défini et en phase avec mon ressenti. Les éléments proches étaient nets et les évènements lointains flous. Créer ce jeu fut comme procéder petit à petit à une mise au point au fil de la création. Un peu comme un peintre qui commence par esquisser les choses pour les affiner progressivement.

Il faut souligner tout de même qu’il n’y a pas eu d’improvisation sur le moteur du jeu et les outils qui furent réalisés en quelques mois dès le début de la création, et ce dans une forme stable et quasi définitive.

C’est par ce processus créatif que j’ai pleinement pris conscience de l’importance du rythme dans la narration et inconsciemment de la dualité intériorisation / distanciation du créateur par rapport à son oeuvre.”

En lisant ce passage, il est intéressant de retrouver des parallèles dans la description de la conception d’Another World avec les différents moments et caractéristiques de la création d’une improvisation théâtrale. J’ai eu l’impression qu’Eric Chahi avait conçu son jeu comme un improvisateur réalise une improvisation théâtrale :

  • Je n’avais aucune idée de la suite des évènements, encore moins comment le jeu se finirait ! : comme lui, l’improvisateur sait d’où il vient, il ne sait pas où il va.
  • Par contre je savais précisément quoi communiquer en terme de ressenti, de vision : là encore, si l’improvisateur ne sait pas exactement quel va être le contenu, il peut tout à fait se lancer sur scène avec une vision claire de ce qu’il veut communiquer. Par exemple, lorsqu’on monte sur scène avec pour objectif de faire une scène d’amour la plus sincère possible…
  • Il faut souligner tout de même qu’il n’y a pas eu d’improvisation sur le moteur du jeu et les outils qui furent réalisés en quelques mois dès le début de la création, et ce dans une forme stable et quasi définitive : le moteur du jeu, essentiel avant de commencer à concevoir le contenu du jeu lui même. Pour l’improvisateur, ce sont les principes.
  • C’est par ce processus créatif que j’ai pleinement pris conscience de l’importance du rythme dans la narration et inconsciemment de la dualité intériorisation / distanciation du créateur par rapport à son œuvre : l’improvisateur est constamment dans cette dualité. Entre la spontanéité qui le pousse en avant, et le recul sur la scène, le fait de se poser la question “de quoi la scène a-t-elle besoin maintenant?” L’improvisateur alterne en permanence entre ces deux états.

Il me semble que l’improvisation théâtrale est à la fois une finalité en soi par les contenus qu’elle crée sur le moment, mais qu’elle peut aussi être un formidable outil d’aide au processus créatif, comme on le voit ici. Les similitudes sont suffisamment fortes dans les processus créatifs pour penser qu’elle pourrait s’appliquer et aider de nombreux artistes à débloquer leur créativité. Elle peut potentiellement s’appliquer à toutes les formes d’art et même dans l’entreprise sur des démarches d’innovation ou de communication nécessitant une forme de créativité…

XIII

Toujours dans la même idée, voici un extrait d’un article paru dans L’Express du 15 mars 2007. Le scénariste Jean Van Hamme, auteur de bande dessinée et notamment de la célèbre saga XIII, revient, à l’occasion de la sortie des derniers tomes de la série culte, sur la genèse de cette aventure.

Morceaux choisis :

Van Hamme s’inspire des premières pages de La Mémoire dans la peau, le roman de Robert Ludlum, et crée un type amnésique, le chiffre XIII tatoué sous la clavicule gauche, à la recherche de sa propre identité, alors que tous les porteflingues du monde semblent vouloir le descendre.

“J’ai toujours dit à mes étudiants: “Ne commencez pas une histoire sans en connaître la fin”, raconte Jean Van Hamme. Pour XIII, j’ai fait exactement le contraire. Non seulement je ne savais pas qui il était, mais je ne savais pas non plus ce qui allait se passer.”

Le scénariste et l’improvisateur (théâtral) ont en commun d’être des narrateurs. Ici, Jean Van Hamme l’admet de lui même, contrairement à ses habitudes et à ce qu’il enseigne, il s’est lancé dans cette histoire sans en connaître la fin, comme un improvisateur se lance dans une scène. Et cela l’a complètement libéré, tout en créant au passage une histoire particulièrement prenante (est-ce lié au fait qu’il ne connait pas lui-même la fin ?).

Je vais essayer de mettre en évidence le parallèle, et d’appliquer le langage de l’improvisation, qui est le langage de la narration sur le moment, à ce court extrait:

  • Van Hamme s’inspire des premières pages de La Mémoire dans la peau : une suggestion, une idée de départ, une inspiration,
  • et crée un type amnésique, le chiffre XIII tatoué sous la clavicule gauche : la plateforme, le personnage, le mystère,
  • à la recherche de sa propre identité : l’enjeu, l’objectif,
  • alors que tous les porteflingues du monde semblent vouloir le descendre : l’élément « disrupteur » (le “tilt” de Keith Johnstone) qui vient rompre la plateforme, l’obstacle.

Une petite précision sur la plateforme. Il est généralement accepté que la plateforme doit expliquer les trois éléments : Qui, Où, Quoi. Ici l’auteur par d’un élément : Qui, et brode le Où et le Quoi autour.

Il est intéressant de constater que les bonnes histoires suivent en général la même structure : plateforme, élément disrupteur, surenchère, résolution. En tant qu’improvisateur, nous nous lançons de manière audacieuse dans la construction d’histoires, sur le moment. Un bon exercice pour développer cette compétence est de prendre une histoire qui vous plait et de la déconstruire et la commenter narrativement comme si elle était improvisée.

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J’ai essayé au travers de ces extraits de repérer des artistes issus d’autres arts qui décident d’utiliser une approche improvisationnelle : introduire de la spontanéité et de l’incertain dans leur processus créatif. Le chemin inverse de ce que nous faisons, en somme… A l’analyse, on constate que lorsque ceux-ci décident d’être plus spontanés :

  • d’une part, la spontanéité et la prise de risque leur permet de libérer leur créativité et développer de nouveaux contenus,
  • d’autre part, ils ont si bien intégré les codes propres à leur art qu’ils les mobilisent malgré cette contrainte nouvelle tout en intégrant le nouveau contenu dans une forme qu’ils maitrisent.

Bref… Pour nous improvisateurs qui partons de la spontanéité pour aller vers la structure, il y a beaucoup à apprendre de ces savoir-faire ! En particulier, ici, les codes de la narration qu’un scénariste maitrise sur le bout des doigts peuvent nous être particulièrement utiles dans nos scène.

Inversement, la spontanéité est libératrice pour ces artistes qui disposent d’une démarche structurée par des années de pratique. Ceci doit également nous rappeler à quel point la spontanéité est importante pour nous et à quel point il faut la préserver et la cultiver, constamment.

En tant qu’improvisateurs, nous avons de nombreux outils, savoirs-être et savoirs-faire à partager avec les personnes qui souhaitent débloquer leur créativité, dans l’art, dans la vie quotidienne ou en entreprise. Et dans cette optique, l’improvisation théâtrale peut constituer un cadre intéressant pour entrainer ces muscles “créatifs” dans un environnement convivial…

Responses

  1. Lily Avatar

    Ian, cet article est génial! J’aime beaucoup chaque rapprochement que l’on peut faire entre l’improvisation, et la vie, la création.

    Merci!

    Lily

  2. Lily Avatar

    It makes me think of something, impro isn’t life, LIFE IS IMPRO, and that’s why I so much love it!

  3. Ian Avatar

    I don’t know where I read this before, but they say “Life is a slow impro!”

  4. guybrush Avatar

    Salut Ian,

    Punaise……
    Qu’est-ce que ce jeu a pu me p.a.s.s.i.o.n.n.e.r !!!!

    Bel article. Lu très vite, je reconnais et j’en ai honte lol !
    Keep going on this great blog !

    See u soon
    Guyb

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